13.2.12

Le poète Lermontov crachait sur la gloire des médiocres ( Quel "Niagara dans cette salivation"!…)


LE CRITIQUE, LE LECTEUR ET L'AUTEUR
De Mikhaïl Lermontov.
(traduit du russe par TM)
Les poètes ressemblent aux ours, qui se nourrissent en suçant leur patte.
Inédit.

1.
(Une chambre d’écrivain aux stores baissés. Il est assis dans un grand fauteuil devant la cheminée. Le lecteur, cigare au bec, y est adossé. Le critique entre dans la pièce).
Le Critique :
Vous êtes disponible, vous m’en voyez ravi
Dans le vacarme du monde, les soucis de la vie
Le poète a tôt fait de perdre l’esprit en vain
Oubliant complètement ses rêves divins.
Parmi tant d’impressions variées
L’âme se disperse en des futilités,
Et il périt victime des lieux communs.
Quand donc dans une poussière de distractions
Concevoir et mûrir une quelconque création ?
En revanche quelle bénédiction
Que le ciel pense à lui dispenser
L’exil et la distance, l’acuité
Ou même une maladie de longue durée :
Aussitôt dans son éloignement
Retentit la volupté des chants !
Par moments il s’amourache passionnément
De son cafard si élégant…
Qu’écrivez-vous pour l’instant ?
Est-il permis d’en savoir les rudiments ?

L’Auteur :
Non, pour l’instant, rien de rien je n’écris…
Le Critique :
Quel gâchis !
L’Auteur :
Écrire sur quel sujet ? Le midi et l’Orient
Ont été dépeints, chantés depuis longtemps ;
Tous les poètes la foule ont vilipendé
Et le cercle familial, ils ont tous louangé ;
Leurs âmes à tous aux cieux ont aspiré
Appelant d’une prière secrète
Vers N.N.[1] l’insolite beauté
Et tout un chacun est lassé des poètes.

Le Lecteur
Moi, je vous dirai qu’il faut de la hardiesse
Pour ouvrir… votre revue de presse
(Personnellement, les doigts, je m’y suis coupé)
Tout d’abord, la grisaille du papier,
Elle est, peut-être, signe de propreté ;
On n’ose s’y risquer sans enfiler des gants…
Des centaines de coquilles dès qu’on se met à lire !
Des vers d’une vacuité à faire défaillir ;
Des mots sans aucun sens, et pas de sentiment,
Des tournants dramatiques sans discernement ;
De plus, le dirai-je discrètement ?
Les rimes font défaut très souvent.
Se tourne-t-on vers la prose ? C’est de la traduction.
Si par quelque prodige, on parle de la patrie —
C’est presque toujours de Moscou que l’on rit
Ou des agents d’État on critique la fonction.
De qui donc sont tirés ces portraits ?
Où peut-on bien entendre, les dialogues cités ?
Et si d’aventure on les entendait,
On ne souhaite en aucun cas les écouter…
Quand donc, en Russie désincarnée,
S’étant débarrassé du clinquant mensonger,
Trouvera-t-on langue simple pour exprimer l’idée
La voix de décence de la passion bien née ?

Le Critique :
C’est précisément de cela, que je vous entretenais.
Comme vous, tout cela me déplait.
La muse russe, je contemple, caustique.
Il vous faut décidément, lire ma critique.

Le Lecteur :
Je l’ai lue. Des attaques légères
Sur les vignettes, coquilles, et caractères,
Subtiles allusions sur des sujets,
Qui pas âme qui vive de rien n’éclairait.
Que pour le monde au moins ce soit distrayant !…
 Votre encre, Monsieur, brille par son absence,
 D’une corrosion d’acide virulent —
Eau sale ordinaire de fosse d’aisance.

Le Critique :
Et même contre ceci, je ne peux faire dissidence,
Mais croyez-moi, ce serait pour mon cœur réjouissance
Si point n’était besoin de ferrailler —
Mais comment le pourrais-je — constamment critiquaillé !
Rendez-vous compte de notre situation !
Je ne suis lu que dans les cercles des plus communs :
L’effrontée insolence de l’expression
Est loin d’offenser l’oreille de tout un chacun ;
La décence et le goût de condition sont affaire ;
Mais on vous versera le même salaire !
Croyez-moi encore, le destin qui nous est donné
De lourdes chaînes nous a accablé.
Dites-moi donc dans quel but s’infliger
De lire tous ces livres, toutes ces billevesées —
Et tout cela pourquoi, dans le but de vous dire,
Qu’il est absolument inutile de les lire !…

Le Lecteur :
Pourtant, quelle joie, quelle volupté,
Quel repos du cœur et de l’esprit,
Lorsque par un prodige quelconque nous est accordé
Une œuvre vivante qui nous rafraîchit !
Voici, par exemple, un camarade d’antan :
Il possède d’un beau brin de plume le raffinement,
Idée et sentiment dans leur sonorité alto
Le don qu’accorde Notre Seigneur le Très-Haut.

Le Critique :
En effet c’est ainsi — mais quelle malchance :
Ces messieurs n’écrivent plus — nous laissent en déshérence.

L’Auteur :
Écrire sur quel sujet ? Il peut arriver,
Que ce souci allège le fardeau
Lorsque cœur et esprit sont tout à coup chargés
Les rimes amicales, les vagues portant beau,
Froufroutent successivement,
Chacune à son tour se soulève librement.
S’élève un astre prodigieux
Dans une âme à peine éveillée :
Sur l’idée de force inspirée
Comme des perles s’enfilent les mots radieux…
Alors son courage libéré,
Le poète l’avenir va contempler,
Et le monde de son rêve bienfaisant
S’étale devant ses yeux, lavé, purifié.
Mais ces œuvres étranges,
Il y pense seul dans sa grange,
Et après, sans même les regarder,
Les brûlera dans la cheminée.
Se peut-il que ces juvéniles sensations,
Ces errements aériens, inconscients,
Deviennent la raison d’un art digne de ce nom ?
Le monde les oubliera en riant…

Les nuits s’appesantissent dans les veilles,
Les yeux brûlent et pleurent, privés de sommeil,
Au cœur, un cafard dévorant
La main glaciale en tremblant
Écrase l’oreiller brûlant
Une peur involontaire dresse les cheveux
Un cri maladif et dément
La poitrine se déchire — et la langue se meut
Balbutiant malgré elle bruyamment
Des noms oubliés depuis longtemps
Des traits enfouis dans les replis du temps
Dans l’éclat de la beauté d’avant
La mémoire dessine le portrait d’antan
Dans les yeux de l’amour, sur les lèvres trompeuses —
Et l’on y croit encore involontairement,
L’humeur est gaie et douloureuse
Des blessures anciennes, l’ulcère et le tourment,
Alors j’écris, comme dicte ma conscience,
La plume enragée menée par un cerveau prescience :
Un récit séduisant
D’affaires enfouies profond et de pensées secrètes ;
Le tableau des perversions glaciales,
Le lot des jours d’une jeunesse bête
Depuis longtemps absurde, sans retour, sépulcral,
Mort et enterré dans le brouillard passionnel
Dans d’invisibles combats, pourtant acharnés
L’ignorance et la tromperie artificielle,
Parmi les doutes, noirs et mensongers
Des espoirs affabulés d’arc-en-ciel.
Juge sans conscience et fortuit
Sans respect pour le secret d’autrui,
Vice paré de la décence
La honte effrontément je trahis,
Je suis inexorable et sans aucune clémence…
Mais ces strophes amères, il est vrai
Pour la lecture ne furent pas composées
Et à les montrer, je ne me suis pas décidé
Dites-moi donc, écrire, sur quel sujet ?

Pourquoi vers une foule ingrate
M’ont poussé la méchanceté, la haine
Pour que la calomnie appelle scélérate
Mon prophétique discours, ma peine,
Pour que le poison secret des pages de luxures
Tourmente le repos calme de la progéniture
Et entraîne les cœurs de faiblesse
Dans son courant impossible à mettre en laisse ?
Ô non ! Ce rêve délictueux
N’aveugla jamais ma pensée,
Un tel prix faramineux
À Votre gloire je n’ai jamais voulu payer.
Mikhaïl Lermontov.


145
Les poètes ressemblent aux ours, qui se nourrissent en suçant leur patte.
Inédit.[2]
1
(Комната писателя; опущенные шторы. Он сидит в больших креслах перед камином. Читатель, с сигарой, стоит спиной к камину. Журналист входит.)
Журналист
Я очень рад, что вы больны:
В заботах жизни, в шуме света
Теряет скоро ум поэта
Свои божественные сны.
5 Среди различных впечатлений
На мелочь душу разменяв,
Он гибнет жертвой общих мнений.
Когда ему в пылу забав
Обдумать зрелое творенье?..
10 Зато, какая благодать,
Коль небо вздумает послать
Ему изгнанье, заточенье,
Иль даже долгую болезнь:
Тотчас в его уединеньи
15Раздастся сладостная песнь!
146
Порой влюбляется он страстно
В свою нарядную печаль...
Ну, что́ вы пишете? нельзя ль
Узнать?
Писатель
            Да ничего...
Журналист
                                         Напрасно!
Писатель
 чем писать? Восток и юг
Давно описаны, воспеты;
Толпу ругали все поэты,
Хвалили все семейный круг;
Все в небеса неслись душою,
25 Взывали с тайною мольбою
К N. N., неведомой красе, —
И страшно надоели все.
Читатель
И я скажу — нужна отвага,
Чтобы открыть... хоть ваш журнал
30(Он мне уж руки обломал):
Во-первых, серая бумага,
Она, быть может, и чиста;
Да как-то страшно без перчаток...
Читаешь — сотни опечаток!
35Стихи — такая пустота;
Слова без смысла, чувства нету,
Натянут каждый оборот;
Притом — сказать ли по секрету?
И в рифмах часто недочет.
147
40 Возьмешь ли прозу? перевод.
А если вам и попадутся
Рассказы на родимый лад —
То верно над Москвой смеются
Или чиновников бранят.
45 С кого они портреты пишут?
Где разговоры эти слышат?
А если и случалось им,
Так мы их слышать не хотим...
Когда же на Руси бесплодной,
50 Расставшись с ложной мишурой,
Мысль обретет язык простой
И страсти голос благородный?
Журналист
Я точно то же говорю.
Как вы, открыто негодуя,
55 На музу русскую смотрю я.
Прочтите критику мою.
Читатель
Читал я. Мелкие нападки
На шрифт, виньетки, опечатки,
Намеки тонкие на то,
60 Чего не ведает никто.
Хотя б забавно было свету!..
В чернилах ваших, господа,
И желчи едкой даже нету —
А просто грязная вода.
Журналист
65 И с этим надо согласиться,
Но верьте мне, душевно рад
Я был бы вовсе не браниться —
Да как же быть?.. меня бранят!
148
Войдите в наше положенье!
70 Читает нас и низший круг:
Нагая резкость выраженья
Не всякий оскорбляет слух;
Приличье, вкус — всё так условно;
А деньги все ведь платят ровно!
75 Поверьте мне: судьбою несть
Даны нам тяжкие вериги.
Скажите, каково прочесть
Весь этот вздор, все эти книги, —
И всё зачем? чтоб вам сказать,
80 Что их не надобно читать!..
Читатель
Зато какое наслажденье,
Как отдыхает ум и грудь,
Коль попадется как-нибудь
Живое, свежее творенье!
85 Вот, например, приятель мой:
Владеет он изрядным слогом,
И чувств и мыслей полнотой
Он одарен всевышним богом.
Журналист
Всё это так, — да вот беда:
90 Не пишут эти господа.
Писатель
О чем писать?.. Бывает время,
Когда забот спадает бремя,
Дни вдохновенного труда,
Когда и ум и сердце полны,
95 И рифмы дружные, как волны,
Журча, одна во след другой
Несутся вольной чередой.
149
Восходит чудное светило
В душе проснувшейся едва:
100 На мысли, дышащие силой,
Как жемчуг нижутся слова...
Тогда с отвагою свободной
Поэт на будущность глядит,
И мир мечтою благородной
105 Пред ним очищен и обмыт.
Но эти странные творенья
Читает дома он один,
И ими после без зазренья
Он затопляет свой камин.
110 Ужель ребяческие чувства,
Воздушный, безотчетный бред
Достойны строгого искусства?
Их осмеет, забудет свет...
     Бывают тягостные ночи :
115 Без сна, горят и плачут очи,
На сердце — жадная тоска;
Дрожа, холодная рука
Подушку жаркую объемлет;
Невольный страх власы подъемлет;
120 Болезненный, безумный крик
Из груди рвется — и язык
Лепечет громко, без сознанья,
Давно забытые названья;
Давно забытые черты
125 В сияньи прежней красоты
Рисует память своевольно:
В очах любовь, в устах обман —
И веришь снова им невольно,
И как-то весело и больно
130 Тревожить язвы старых ран...
Тогда пишу. Диктует совесть,
Пером сердитый водит ум:
150
То соблазнительная повесть
Сокрытых дел и тайных дум;
135 Картины хладные разврата,
Преданья глупых юных дней,
Давно без пользы и возврата
Погибших в омуте страстей,
Средь битв незримых, но упорных,
140 Среди обманщиц и невежд,
Среди сомнений ложно черных
И ложно радужных надежд.
Судья безвестный и случайный,
Не дорожа чужою тайной,
145 Приличьем скрашенный порок
Я смело предаю позору;
Неумолим я и жесток...
Но, право, этих горьких строк
Неприготовленному взору
150 Я не решуся показать...
Скажите ж мне, о чем писать?
     К чему толпы неблагодарной
Мне злость и ненависть навлечь,
Чтоб бранью назвали коварной
155 Мою пророческую речь?
Чтоб тайный яд страницы знойной
Смутил ребенка сон покойный
И сердце слабое увлек
В свой необузданный поток?
160 О нет! преступною мечтою
Не ослепляя мысль мою,
Такой тяжелою ценою
Я вашей славы не куплю...



[1] En français dans le texte original.
[2] En français dans le texte original.